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La crise climatique, la crise des ressources et la démocratie, 2/2

, 08:10 - Lien permanent

Le citoyen au coeur de la résilience.

Résumé de l’épisode précédent:

Bien que tous les voyants climatiques soient au rouge, que les ressources s’épuisent, que les crises s’amplifient, tout se passe comme si nous essayions d’occulter, consciemment ou inconsciemment, que le monde s’enfonce peu à peu dans un état d’urgence permanent, dans lequel on sait que la démocratie sera bafouée.
Mais tout n’est pas perdu. Si l’on n’a pas toujours réussi à influer par le haut sur les nations ou le monde, il reste réaliste d’agir à l’échelle locale ou à l’échelle de territoires partageant des communs. De l’éco-hameau jusqu’aux bio-régions, en passant par le jardin partagé ou la salle associative, nous voyons que des groupes motivés arrivent à construire des enclaves écologiques et citoyennes, sur des principes de démocratie directe, capables de mieux résister à l’effondrement en cours. L’utopie voulant que ces enclaves s’interconnectent un jour afin de proposer des visions macro-territoriales.


Prendre et distribuer le pouvoir local

Agir dans le secteur associatif ou professionnel permet de créer un début de tissu résilient. C’est la voie la plus facile pour relier un ensemble d’acteurs motivés dans l’action directe, mais elle permet rarement de pousser une politique systémique sur un territoire important. En revanche, un collectif d’associations, regroupé dans un quartier, une rue, une résidence, un tiers lieu, un éco-hameau, une vallée, par exemple, possède déjà un poids politique plus important, car capable d’influer sur les autorités locales.

Démocratie représentative ou démocratie directe ?

Votation communale à Appenzell en Suisse, 2019

Prendre le pouvoir par l’élection municipale est toujours une bonne opportunité de changement local malgré de nombreuses limites. Bien que ce soit une tâche de plus en plus ingrate, elle peut aboutir à des résultats lorsque des équipes motivées sont capables de concilier les échéances électorales courtes avec des projets systémiques ayant un impact positif. Il y a cependant un écueil lorsqu’on veut y intégrer une gestion réellement démocratique, c’est que cette gestion consomme un temps considérable: il faut informer les citoyens avec un niveau de vulgarisation suffisant, les amener à participer, les former techniquement et juridiquement à certaines thématiques, les accompagner dans la connaissance des indicateurs et enjeux territoriaux, puis organiser des dispositifs de consultation pour amener leur parole et leurs choix jusqu’à l’acte décisionnel. Mais le temps est précieux devant les grandes crises qui se précisent. Il n’est pas certain que le modèle représentatif traditionnel ne soit pas plus « rentable » pour certains changements radicaux.

Prenons un exemple comme la décision de piétonisation d’une rue, ou de la sanctuarisation d’un espace vert en zone inconstructible. En mode « représentatif », un conseil municipal pourra acter en quelques mois, mais au risque qu’une nouvelle équipe d’un mandat suivant remette en question la décision. En revanche, en mode «  démocratie directe », la décision issue d’un vote citoyen ne sera pas facilement remise en cause par une éventuelle nouvelle équipe, mais peut prendre deux années pour être actée.

La taille importe

L’expérience montre que la taille et la densité du territoire à gérer influe directement sur les possibilités de démocratie réelle. Il est immensément plus facile d’implémenter démocratiquement un changement important sur un petit territoire peu peuplé et socialement homogène que sur une population urbaine importante et diversifiée. Lorsqu’il n’y a pas de possibilité de contact réel entre décideurs, opérateurs et citoyens, le système d’administration ne peut être que technocratique, ce qui oblige à une hiérarchisation détaillée du pouvoir, donc à une centralisation, à un modèle pyramidal.
Or, un citoyen ne peut pas s’impliquer efficacement ou durablement dans des causes communes s’il ne fréquente pas les décideurs et les opérateurs. Les petites communes sont donc privilégiées pour la démocratie directe. En espace urbain, la taille du quartier, la dizaine de milliers d’habitants grand maximum, pourrait être une échelle raisonnable pour implémenter un début de démocratie réelle, malheureusement, en France, aucune autonomie décisionnelle ne peut encore légalement s’opérer à cette échelle. On ne pourra créer de la démocratie directe que si l'on réduit la taille des unités territoriales, à l'inverse de ce qui s'est fait dans les dernières décennies (regroupement de quartiers, de communes,  de régions). Si les découpages n'évoluent pas en ce sens, cela sera aux citoyens de rescinder les territoires en entités cohérentes, sur des structures associatives.

Les réfractaires

Certains territoires particuliers sont inaccessibles au changement par les voies traditionnelles dans le système électif actuel. Le clientélisme y est roi, avec une telle emprise économique, administrative et sociale, que les clans décisionnels se renouvellent naturellement dans les mêmes familles, les mêmes modèles politiques, les mêmes réseaux économiques protecteurs.
Dans ces zones verrouillées, le changement ne peut s’effectuer qu’en doublant les mécanismes économiques, culturels et sociaux, notamment par des stratégies d’auto-organisation associative, rendant caducs ou inopérants les systèmes traditionnels. C’est la stratégie du contournement. Cette stratégie oblige à rechercher une grande autonomie financière, ce qui construit un modèle extrêmement libre et résilient, à l’inverse des modèles subventionnés, vassalisés et liés aux temporalités des mandats.

La démocratie réelle en application

En France, les différentes expériences de démocratie réelle que nous voyons émerger depuis deux décennies sont issues de toutes petites communes. On y voit toutes sortes de modèles, de la liste élue autour d’une tête de liste qui sera maire et mettra en place des instances participatives, jusqu’à un modèle très horizontal: la liste citoyenne, même dotée d’une tête de liste, est élue sans maire désigné, la désignation réelle se faisant démocratiquement après l’élection, avec éventuellement changement régulier du maire pendant le mandat. Les possibilités d’intervention citoyennes sont de tout ordre: du budget participatif (souvent partiel), des commissions citoyennes, des consultations citoyennes généralistes jusqu’aux possibilités de proposition ou même d’établissement collectif d’une politique générale. Toutes utilisent des outils informatiques de gestion et de communication, dont certains logiciels dédiés à la démocratie directe.

Commissions de Budget Participatif, Département de Dordogne-Périgord, 2019.

L’émergence des listes citoyennes

Les listes citoyennes se sont multipliées aux élections municipales françaises de 2020, avec près de 400 listes en piste. La majorité de ces listes ne s’est pas appuyée sur des partis, mais sur des programmes à grande dominante écologique et citoyenne, intégrant des possibilités de démocratie directe. Une soixantaine de ces listes ont été élues. Leur fonctionnement peut être basé sur des éthiques précises, comme le propose une des chartes disponible sur le « marché des outils de démocratie directe » ou construit in-situ en fonction des motivations des collectifs originels.

Voici quelques communes utilisant la démocratie directe. Les liens donnent accès à des textes fondateurs de ces dispositifs, et qui en expliquent la genèse et l'originalité.

Trémargat (Côtes-d'Armor),
https://tremargat.fr/municipalite.html

Hanches (Eure-et-Loir) https://hanches-citoyen.org/

Vaour (Tarn) https://vaour.fr/petit-historique-liste-citoyenne/

Castanet Tolosan (Haute-Garonne) https://www.castanet-tolosan.fr/citoyenne/presentation-de-la-democratie-participative/les-instances-de-la-democratie-participative-791.html

Kingersheim (Haut-Rhin)
https://www.ville-kingersheim.fr/Democratie/Les-Etats-Generaux-Permanents-de-la-Democratie-EGPD/Les-conseils-participatifs

Ungersheim (Haut-Rhin)
https://www.mairie-ungersheim.fr/la-commune/les-commissions-participatives/

Grande Synthe (Nord),
https://www.ville-grande-synthe.fr/ville-participative/engagement-citoyen/

et bien d’autres encore.

En observant ces communes, dans lesquelles tout le monde peut connaitre facilement, il apparait que le facteur humain est une clé de réussite essentielle pour accompagner le processus démocratique.

Par où commencer ?

Pour des élections communales, une liste citoyenne ne s’improvise pas au dernier moment, et doit s’appuyer sur un socle humain préalable, utilisant déjà des principes participatifs. Prenons l’exemple de la liste citoyenne de Chambéry, qui a commencé ses travaux de démocratie directe en 2017 pour finalement être élue en 2020. Il est également possible de se faire aider par des mouvements dédiés à la démocratie directe. En effet, plusieurs initiatives associatives ou privées, se sont montées en France dans ces dernières années pour accompagner des collectifs vers une candidature de ce genre. Mais monter un collectif et être élu ne suffit pas. La réussite d’un projet politique citoyen reposera sur le désir et l’aptitude de la population à participer à des débats. C’est là que sont les grandes difficultés.

Restaurer des possibilités de dialogue de visu.

Après plus de 10 ans de réseaux sociaux qui nous ont non seulement désocialisé mais également désactivé de la possibilité démocratique*(Voir l’article « comment les réseaux sociaux détruisent la société »  ), après une pandémie qui a réduit nos rencontres et nos déplacements, la première étape est de restaurer la possibilité d’un débat efficace entre les citoyens. Le défi est d’être ouvert à la parole de l’autre, de comprendre sa complexité, et d’enclencher un processus de réflexion personnel qui permette de redevenir émetteur. A ce moment-là, nous pouvons retrouver un sens critique, et redevenir des acteurs de la cité.

Il faut pour cela reconstruire un contact tangible entre les citoyens, en les exfiltrant de tout écran, à toute occasion, même pour des temps courts. Chaque possibilité de rencontre en chair et en os est à prendre. Tout événement qui concerne nos sens -arts et culture, nature, sport, patrimoine, loisirs, solidarité, activisme, formations- est le support idéal de cette réhabilitation physiologique et cognitive, afin que la perception de l’autre, de la communauté, soit maximale.

Mieux, pour retrouver des moments de convivialité réelle dans des événements publics, il sera souvent nécessaire d’avoir le courage d’interdire ou d’inactiver tout média numérique individuel connecté, les seuls médias autorisés servant à la captation à fin d’archive. En quittant les réseaux, nous ne serons plus poussé vers la division, la catégorisation et la haine ( Tim Kendall, ex-directeur des algorithmes d’engagement chez Facebook, 2020: « Pour faire plus de profits, nous poussons près de trois milliards d’utilisateurs à la division, au tribalisme et à la haine »). Désarmer le numérique permettra de comprendre à nouveau l’intérêt de la chaleur humaine, l’intérêt de la construction individuelle de la culture, l’intérêt du partage de particularismes collectifs dans une relation commune à un territoire particulier, du local au global.

Restaurer le savoir-faire du débat.

Quant au débat, à la tenue des débats, il est nécessaire de réapprendre (boomers) ou d’apprendre (millénials) des formes anciennes de rhétorique qui ont fait leur preuves, mais aussi de nouvelles formes d’organisation de débat, très usitées depuis une quinzaine d’années dans les milieux appliquant la démocratie directe, dont de très nombreuses organisations d’activisme écologique ou social. Ces méthodes sont à la fois basées sur un fonctionnement horizontal et égalitaire, mais également sur des techniques précises de gestion de la parole.

Gestuelle destinée aux grands groupes, utilisée dans le monde entier depuis les années 2010[/caption]

Lorsque la convivialité sera revenue, lorsque le désir de démocratie réelle sera acté par un savoir-faire en application, il sera possible de passer à l’étape suivante, la connaissance du territoire, préalable à toute proposition et toute décision.

Décrire le territoire

On ne peut pas faire de démocratie directe avec des citoyens ne connaissant pas les enjeux, les ressources et les lacunes territoriales. Mettre en place des outils d’observation, d’analyse et de vulgarisation des données locales est indispensable. Dans les petites communes, cette information circule naturellement, ou bien se retrouve facilement. C’est pour les villes et les plus grands territoires qu’il faut concevoir une stratégie particulière, qui peut également être participative: la connaissance des indicateurs territoriaux peut être menée à l’échelle citoyenne, par la mise en place d’un réseau de contributeurs consacrés à leur détection, leur analyse, et leur vulgarisation.

Se spécialiser

Chaque citoyen a des affinités avec certains domaines plus que d’autres, pour toutes sortes de raisons. Un des mécanismes de la réussite d’un processus participatif est d’amener le citoyen volontaire à devenir suffisamment savant sur un ou plusieurs domaines conjoints, dans l’objectif de pouvoir devenir acteur ou référent au sein d’un système décisionnel ou informatif collectif. Les milieux associatifs, éducatifs, médiatiques ou scientifiques intègrent souvent des personnalités de ce genre, hors du champ politique traditionnel, et hors du champ économique.

Créer un corpus de citoyens-veilleurs, de citoyens-experts et de citoyens-médiateurs dans chaque thématique.

Plus le territoire est grand, plus les données sont complexes et nécessitent une approche dédiée et temps réel. Un réseau citoyen pourrait se fonder en trois corps:
-les citoyens-veilleurs, observateurs de terrain. Ils organisent la récolte et la diffusion des données brutes, vers un autre corps, les citoyens-experts.
-les citoyens-experts, analysent et commentent les données, font émerger des problématiques, modélisent des prospectives d’évolution dans la crise climatique et la crise des ressources.
-ce sont ensuite des citoyens-médiateurs qui vulgarisent et diffusent les synthèses et leurs enjeux vers les documentations publiques, vers les espaces de médiatisation et de débat.
Il est tout-à-fait envisageable que ces citoyens soient rémunérés, sous des conditions précises de désignation, de compétences, d’éthique, mais aussi de révocabilité par des processus démocratiques.

Vulgariser les données du territoire

La réussite du processus participatif est liée à la qualité de la vulgarisation et à la qualité de la médiatisation.
Les données brutes, les synthèses, les analyses et leur vulgarisation pourraient se voir en ligne sur un portail dédié, et sur toutes sortes de médias. De plus, dans le cas de grandes densité de population, les données vulgarisées pourraient également se voir physiquement dans des Maisons du Territoire à vocation didactique: une exposition des indicateurs temps réel, accompagnée de médias pédagogiques sur leurs enjeux climatiques, économiques et sociétaux, dans les différents secteurs étudiés. Ces espaces seraient également dédiés à la visite des scolaires et universitaires, pouvant éventuellement être co-créés avec les établissements éducatifs. Il n’y a pas d’âge pour réintégrer la jeunesse dans la conscience collective de la Polis.

Ces lieux, réels et en ligne, peuvent être complémentés par des espaces de débat et de proposition, permettant de débattre des enjeux, des évolutions, des problématiques ou de tout type de suggestion issue du champ citoyen.

Les thématiques prioritaires pour la résilience d’un territoire

Chaque territoire a ses fragilités particulières en temps de crise, mais on peut distinguer deux volets principaux: les ressources, celles produites et consommées par le territoire, mais aussi, à part égale, le lien social, directement lié à la santé psychique d’une population sous contrainte.

Dans la décroissance inévitable de nos ressources, la priorité va à la résilience de ressources qui permettent de garder une cohésion sociale minimale: l’eau, l’alimentation, l’énergie, la santé, puis tous les autres secteurs. En alimentation, la plupart des grandes villes (en France) ont une autonomie extrêmement faible, inférieure à 5%, voire 2% pour les très grandes conurbations, et sont totalement dépendantes de circuits longs nationaux et internationaux. Ce sont les circuits les premiers affectés en temps de crise. Les zones rurales sont incomparablement mieux loties.

Pour le lien social, la santé sociale du territoire, il faut identifier puis monitorer de façon permanente les zones ayant besoin d’attentions particulières, afin de pouvoir les traiter rapidement avec des solutions circonstancielles, puis les transformer démocratiquement par des solutions systémiques. Cela signifie une attention particulière au processus démocratique et à son maillage citoyen. En dehors du traitement social lié à la pauvreté ou à l’exclusion, il sera essentiel de recomposer la part culturelle du lien social, afin de lutter contre les peurs et les irrationalités collectives. La culture, les événements culturels, seront au centre de cette politique de résilience psychique.

 

Nous n'avons plus le choix

Face aux crises simultanées du climat et des ressources, qui ne sont connues que superficiellement par le grand public, nous n’avons que la démocratie réelle pour réguler pacifiquement la nécessaire décroissance de la consommation. Nous n’avons que la concertation citoyenne pour organiser sans violence les changements systémiques auxquels nous ne pouvons pas échapper. Nous n’avons que l’action locale pour voir un changement s’opérer avec rapidité. Nous n’avons que nos sens, notre intelligence collective et notre culture pour faire face à l’aveuglement mortifère du système que nous avons laissé proliférer et dont nous avons tous profité. Et nous n'avons que très peu de temps.

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Pour aller plus loin

Comment des collectifs se regroupent en 2021 autour de luttes locales, sur Blast

Ecofascime ou Ecodemocratie, Latouche, 2005

Méthodes et retours d'expériences de démocratie directe en France

 

 

La crise climatique, la crise des ressources et la démocratie 1/2

, 08:09 - Lien permanent


A entendre les spécialistes du climat, les 30 prochaines années sont déjà écrites: les perturbations climatiques continueront à augmenter, en fréquence et en intensité, en raison du CO2 déjà émis que la nature n’arrive pas à résorber. Des effets d’emballement sont de plus en plus certains, bien que très difficiles à cerner, et nous emmènent vers des horizons redoutables.
Dans la même période, nous aurons à gérer la raréfaction de certaines ressources énergétiques, biologiques ou minières, indispensables au monde actuel. Il n’est pas difficile d’imaginer que cette conjonction va créer des crises profondes et complexes, avec des effets croisés pouvant nous plonger dans un état d’urgence permanent. Quelle sera la place de la démocratie dans ce début d'effondrement ?

Les événements climatiques et les pénuries de ces trois dernières années montrent que nous vivons globalement les premiers instants d’une période troublée. Dans l’actualité, on peut citer les difficultés d’approvisionnement ou les augmentations de prix drastiques dans certains secteurs:  eau, bois, sable, blé dur, puces électroniques, métaux, énergie, engrais, etc.

 

sechetaiwan.jpg, janv. 2022

Un des grands réservoirs de Taiwan à sec: pénurie de semi-conducteurs dans le monde entier !


Ces pénuries sont dues à la finitude de certaines ressources ainsi qu’à des perturbations climatiques. Citons la plus emblématique et médiatique du moment, la pénurie mondiale de semi-conducteurs. Elle est due à la sécheresse qui s'aggrave à Taiwan depuis une décennie, et impacte l’ensemble de la production mondiale de biens contenant des microprocesseurs, dont le secteur automobile et l’informatique. Sachons apprécier: produire moins d’automobiles et de numérique est un bienfait pour la planète !

 

Écologie ou barbarie rappelle-t-on souvent dans les conférences sur le climat, en citant Murray Bookchin, Bernard Charbonneau ou d’autres penseurs qui ont également évoqué l’apparition possible d’éco-fascismes. Lorsque surviennent des crises imprévisibles et soudaines - crises sanitaires, climatiques ou tectoniques- il faut sauver les populations, les infrastructures, l’économie, maintenir l’ordre. L’opinion accepte généralement des mesures très autoritaires dans le cadre d’un état d’urgence. Il ne reste que très peu de place pour des consultations démocratiques, d’autant plus que les médias sont totalement accaparés par les événements, et que les structures de débat habituelles peuvent être à l’arrêt.


De nombreuses crises sont prévisibles


En revanche, lorsque ces crises sont prévisibles, comme celles de l’alimentation, de l’énergie, de l’eau, des matériaux, ou du vieillissement des infrastructures, alors qu’on connait leur survenue et leur impact plusieurs mois, ou même plusieurs années à l’avance, il serait tout-à-fait envisageable de travailler démocratiquement sur leur gestion, et donc sur les possibilités de prévention, d’adaptation, ou de solution, voire d’évitement…

Il serait d'abord nécessaire que l'opinion soit mieux informée. Les états et les parlements ont bien des dispositifs d’analyse prospective produisant des rapports préoccupants, mais il est rare de les voir médiatiser efficacement, en dehors de commissions techniques obscures. Il est rare d’en concevoir des débats avec les élus ou la population, encore plus rare de disserter sur l’empreinte démocratique des modèles de gestion de crise associés.

En fouillant sur le web, on trouve divers scénarios prospectifs réalisés par des organismes militaires, des financiers, des organisations non gouvernementales (ONG), des scientifiques, des cercles de réflexion, des médias, ou des cabinets de conseil:

 

Ceux des militaires sont parfois très effrayants et guerriers, devant servir à la justification de la demande de moyens supplémentaires. Ils alimentent les peurs des survivalistes, très attirés par des stratégies de repli armé.
Ceux de la finance sont assez « rassuristes », évoquant parfois correctement les causes, mais sans s’attarder sur les conséquences sociétales, prétendant l’étanchéité et la solidité de leur modèle face aux crises. Ainsi, la Banque Mondiale, annonçant dans son rapport 2018 que le Sub-Sahara va voir la migration de 86 millions de personnes d’ici à 2050, en évoquant seulement une étonnante destination « interne ».
Ceux des ONG spécialisées ont naturellement tendance à ne concerner que leur domaine d’activité, même si leur conscience systémique est grande.
Les rapports scientifiques, notamment ceux du GIEC, deviennent de plus en plus scientifiquement précis, et font d’énormes efforts sur leur vulgarisation, dans une période où les sciences ont à faire face à la désinformation et à la montée de l’irrationalité. Mais l’éthique scientifique ne permet pas toujours de lier des analyses prospectives, issues d’observations, avec des conséquences sociétales ou environnementales difficilement modélisables. En simplifiant, un hydrologue peut envisager l’assèchement prochain d’un bassin aquifère à partir d’un taux de décroissance régulier observé, mais ne sera pas scientifiquement légitime pour analyser la complexité des conséquences humaines de cet assèchement.
De leur côté, les collectifs environnementaux, les cercles de réflexion écologistes, et les milieux éducatifs sont très attachés à une image positive de l’écologie, tout en connaissant l’état catastrophique de la situation. Ils médiatisent les réussites actuelles, travaillent  sur la vision d'un monde idéal, le plaçant éventuellement dans une perspective post-effondrement. Peu évoquent les caractéristiques des temps de crise et leurs conséquences démocratiques, à part peut-être les travaux de l’Institut Momentum qui travaille depuis de nombreuses années sur tous les aspects de la transition. L'association Adrastia se penche aussi sur les caractéristiques de l'effondrement. Il existe également un gros travail artistique et documentaire sur le sujet, avec des bandes dessinées, des livres et des films de fiction.
Quant aux médias grand public, en dehors d’un sensationnalisme très vendeur, qui les pousse quelquefois à effrayer le chaland (cf Séries sur l’effondrement de TF1 ou de Canal+), ils sont réticents à décrire les problèmes de ressources et de déstabilisation anthropique du climat. Étant essentiellement financés par la publicité, et donc la société de consommation, il leur est impossible de montrer que le modèle croissanciste, basé sur cette consommation à outrance, est dans une impasse.
Du côté des entreprises et des collectivités, il existe des cabinets de réflexion et de conseil travaillant sur les indicateurs actuels et les prévisions des ressources énergétiques, industrielles ou alimentaires. Ils sont très spécialisés sur certains secteurs, mais beaucoup moins diserts sur les analyses globales, encore moins qualifiés pour aborder les aspects démocratiques des crises. Leur métier est de proposer des stratégies de réduction drastique des consommations de ressources et des émissions carbonées, afin de respecter les recommandations ou les obligations réglementaires présentes ou à venir. On peut citer le tandem Shift Project/Carbone4, qui annonce de plus en plus pertinemment, et dans des milieux très variés, que si nous ne réduisons pas la voilure d’urgence, en commençant aujourd’hui, nous courons à un chaos certain et imminent.
Omerta sur les effondrements amorcés
C’est une constante dans la majorité de ces rapports, il est très rare d'y découvrir des analyses systémiques, des données sur des impacts croisés ou des rétroactions positives, encore moins sur les déséquilibres géopolitiques ou les effets sur les démocraties.  D'abord parce que ces analyses sont très complexes et très longues à mener, ce sont de vrais travaux de recherche en soi; ensuite, parce que la conclusion qui saute rapidement aux yeux est que nous assistons à diverses manifestations d'un effondrement amorcé, ce qu'il est encore très difficile, en 2021, de publier dans un rapport commandité.

Nous construisons une omerta autour de l'effondrement climatique, l'effondrement socio-économique et l'effondrement des ressources.

Cet aveuglement volontaire est un réflexe psychologique archaïque, caractéristique des sociétés humaines, pour aller de l’avant face à l’adversité.  Mais c’est aussi une volonté du système économique, médiatique et politique traditionnel, parce que la divulgation d’un effondrement imminent ou débutant remet  totalement en question différents modèles qui nous animent depuis des siècles, dont essentiellement le modèle capitaliste issu de la Révolution Industrielle.

Du positivisme béat à l'effondrisme démocratique

A l’heure où les écologistes n’arrivent toujours pas, après plus de 50 ans d'efforts, à impulser l’envie d’un changement radical de modèle par les urnes, en « vendant » pourtant un monde heureux, solidaire et dépollué, ne serait-il pas opportun de lancer le débat sur la gestion des pénuries et de leurs conséquences, autrement dit, un travail démocratique sur la décroissance subie que nous ne pourrons pas éviter ?

Hélas, dans le champ politique traditionnel, même écologiste, le débat sur la gestion des difficultés à venir n’est pas « vendeur », il est écrasé par la force psychologique d’un solutionnisme bien pratique pour flatter notre désir d’un futur heureux: la Croissance Verte, unanimement adoptée et adaptée par tous les partis, y compris par un grand nombre d’écologistes mal-informés, devient le nouveau moteur du capitalisme. Hélas, cette croissance pourrait nous emmener tout aussi rapidement, voire plus rapidement, au désastre des pénuries, tellement la consommation de ressources y est grande.

Si le champ politique, économique et institutionnel se révèle incapable, incompétent ou désarmé pour discerner les contours d’un effondrement, alors qu’il dispose de tous les indicateurs, il ne reste plus que le citoyen pour  s’emparer du sujet, mener le débat, et lancer des stratégies de résilience avec la population.

C’est en effet le citoyen qui est directement concerné, dans sa vie quotidienne, par la disponibilité future de ses ressources habituelles, notamment son alimentation, son énergie et sa santé. C’est dans cet aspect local, dans la compréhension des ressources et des enjeux territoriaux, dans leur gestion, que des solutions de résilience à portée plus systémiques peuvent émerger. Et pour cela, il faut d'abord construire des systèmes de réflexion démocratique locale efficaces, en dehors des canaux traditionnels.


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Deuxième partie: le citoyen au cœur de la résilience démocratique

 

La mutation du discours politique face à l’effondrement

, 19:46 - Lien permanent

Repris du site du Sauvage, journal consacré à l'écologie depuis 1973

Les élections Européennes de 2019 ont illustré un fait historique dans l’histoire politique de l’Europe: la totalité des partis français ont inclus l’écologie dans leur programme. Certains propos sont même tout à fait radicaux, là où l’on ne s’y attendait pas. Je vous laisse deviner de quels partis viennent les discours suivants:

« Plus largement, derrière notre projet européen, il y a l’ambition d’une « civilisation écologique ». Cela signifie en finir avec le courtermisme et la loi du profit immédiat, sans égard pour l’ordre naturel, c’est-à-dire parfois le temps long. »
https://rassemblementnational.fr/videos/1er-mai-2019-a-metz-discours-de-marine-le-pen/

« La sécurité alimentaire, l’aménagement de notre territoire et la transition écologique, qui sont des conditions essentielles de notre avenir, passent d’abord par ce chemin. »
https://www.republicains.fr/actualites_tribune_pac_avenir_en_jeu_20190224

« Sensibiliser les citoyens, dès le plus jeune âge, à l’urgence écologique, grâce à un enseignement sur les enjeux du climat et de la biodiversité »
https://www.mouvementdemocrate.fr/programme/propositions-2436

« Engagés pour la transition écologique et la protection de l’environnement, développer une agriculture sans pesticides en 5 ans en aidant les agriculteurs »
https://www.les-patriotes.fr/nos-propositions-illustrees-lecologie/

« À l’heure où il faut faire un choix et agir pour une Europe plus écologique il faut savoir s’affranchir des seuls slogans, des seules postures, des seules bonnes intentions, et soutenir les orientations susceptibles de changer de cap pour passer de l’écologie de façade à l’écologie réelle. »
http://www.debout-la-france.fr/actualite/pour-passer-de-lecologie-de-facade-lecologie-reelle


N’en jetez plus ! Bien sûr, nous ne sommes pas dupes de l’incohérence entre ces paroles de posture électorale et la nature conservatrice de programmes ou de personnels politiques, qui, en réalité, prônent la continuation du modèle productiviste actuel, voire son renforcement.
Nous ne sommes pas surpris non plus par l’emploi fréquent de « transition écologique », un fourre-tout bien pratique dans l’esprit des conservateurs, car il peut parfaitement inclure la continuation du capitalisme par le biais de la croissance verte.

Mais la présence de ces mots nouveaux, et parfois forts – « civilisation écologique », « écologie réelle »- dans les partis de droite ou d’extrême-droite n’est pas seulement issue de la conjoncture électorale. Il y a une préoccupation réelle des militants et de certains dirigeants face au bouleversement climatique et ses conséquences, notamment portée par la peur des migrations. On ne se refait pas.

Du côté de la presse, les grands journaux n’hésitent plus à titrer en Une sur certains événements liés au réchauffement, sur des appels de personnalités ou de scientifiques, ou sur certaines prospectives scientifiques graves qui donnent à réfléchir. Il y a encore quelques années, ces articles étaient relégués au secondaire volet « Environnement », et les grandes manifestations pour le climat, excepté autour de la COP21, n’étaient pas autant mises en valeur.

Mieux, à la télévision ou sur internet, la notion d’effondrement commence à apparaitre, bien qu’elle ne fasse pas encore partie du vocabulaire politique courant. Une partie du grand public a découvert en 2018 la série de 6 reportages de TF1 sur l’effondrement ( ici ), ou la vidéo du Live Facebook du Premier Ministre Edouard Philippe et de Nicolas Hulot, devisant sur le best-seller « Collapse «  de Jared Diamond (ici). Youtube foisonne de centaines de vidéos francophones sur le sujet, dont la teneur peut varier de l’analyse scientifique jusqu’au délire mystique, décrivant les phases d’effondrement observées, modélisées, prévues, vulgarisées, niées, moquées, redoutées ou attendues, il y en a pour tous les goûts.

En revanche, la notion de décroissance, pilotée ou subie, mais inévitable, n’arrive pas encore à pénétrer la société et les médias, tellement le formatage de plus de 2000 ans d’exploitation des ressources terrestres est implanté dans notre pensée. La finitude de beaucoup de ressources essentielles (énergies, minerais, métaux, biomasse) dans les prochaines décennies, qui survient en même temps que la crise climatique, n’est pas autant connue ni médiatisée que le réchauffement.

Nous vivons cependant le tout début d’un moment-charnière, celui de la prise de conscience d’un changement radical, généralisé et inévitable, qui scellera un nouveau destin pour l’humanité. Une fenêtre cognitive unique. On aurait tort de sous-estimer l’importance de cette période très courte, dans laquelle nous vivons encore en relative stabilité, mais voyons se rapprocher des échéances incontournables. C’est dans cette période encore pacifique que se définissent aussi bien les orientations les plus ouvertes que les plus sombres.

Les citoyens vont être de plus en plus nombreux à chercher des informations, des analyses, des prévisions. Qui sont généralement pessimistes, si on écarte les prospectives transhumanistes et autres cécités futuristes. Ils chercheront ensuite des solutions, des repères, des programmes, des actions, et y trouveront leur compte, et éventuellement leur gourou.es, ou sinon, s’orienteront vers des valeurs séculaires ou archaïques de repli sur soi, d’autorité, de religiosité, ou de sécurité, ou, pire encore, transformeront l’inévitable angoisse de l’effondrement en désespoir ou en violence, en chasse aux bouc-émissaires, en désespoir collectif ou en nihilisme haineux, opérant la « convergence des chaos », climatiques et sociétaux.

Il s’agit donc pour le champ politique, médiatique et culturel, non seulement de répondre aux interrogations actuelles des gens, mais aussi de gérer l’angoisse que génère la découverte de l’effondrement et de l’inévitable décroissance. Orienter le grand public vers des perspectives non réjouissantes nécessite un courage politique important, et une connaissance fine des aspects psycho-sociaux. Les collapsologues en étudient toutes les phases, individuelles comme collectives, et c’est une contribution importante de leur travail.

Il semble important de ne rien masquer de la réalité actuelle du réchauffement et de la finitude de certaines ressources. Il paraît essentiel qu’on ne minore aucune prospective scientifique inquiétante, et même, qu’on l’intègre rapidement dans la réflexion politique et citoyenne. A ce sujet, il est stupéfiant de voir que les études publiées fin mai 2019 par l’Académie des Sciences US sur les niveaux de fonte des glaces polaires (1), et qui dessinent une élévation des mers bien plus rapide et bien plus forte que prévue 5 années auparavant (jusqu’à 2m40 d’ici 80 ans), n’ont aucunement déclenché de réflexion politique d’ampleur, alors qu’elles sont capitales pour la prospective des 40 prochaines années.

Il semble également salutaire de ne pas mentir à la population sur certains aspects du dérèglement climatique. Il n’est pas raisonnable, par exemple, comme on l’a entendu aux élections Européennes de 2019, dans la bouche de certains leaders écologistes, qu’on pourrait gagner le combat contre le dérèglement du climat. L’ »inertie temporelle » du CO2 déjà libéré depuis 150 ans, et d’autres paramètres comme l’accélération actuelle de la libération de méthane (2), provoquent des changements climatiques hors de portée de nos efforts, fussent-ils radicaux, globaux et immédiats. Oui, la bataille du climat est perdue, mais celle de la résilience ne l’est pas. Ce qui n’empêche pas de tout faire pour laisser le pétrole enfoui là où il est, et limiter ainsi les effets à long terme.

C’est aussi sur les temporalités de l’action politique que se pose un nouveau problème. Les derniers constats scientifiques nous montrent que les perturbations issus du réchauffement s’opèrent de plus en plus vite, et impactent rapidement la société ( cyclones, sécheresses, inondations, incendies, perte de récolte, etc.). Ils nous montrent aussi que des phénomènes d’emballement sont probables, bien que difficilement quantifiables et presque impossibles à placer sur un calendrier. A l’inverse, la résilience se prévoit sur un temps long. Elle peut se mettre en place aisément dans une période encore calme, comme maintenant, mais ne peut plus se construire en période d’effondrement plus important.

Enfin, il faut avoir le courage de constater que ce que nous appelions avec fierté « démocratie » n’est plus que l’ombre d’elle-même, tellement l’imbrication entre l’économie et le politique a détruit toute possibilité citoyenne d’intervention et de réforme systémique dans la marche des nations. Là aussi, devant l’impuissance du politique face à la finance, il se pourrait bien que l’action populaire, dont on ne peut prévoir la teneur, populiste & claniste ou bien citoyenne & associative, prenne l’initiative, avec tous les risques ou les bienfaits que cela peut apporter.

Il apparait donc essentiel que le champ politique encore en activité, s’il veut survivre, intègre ces nouveaux paramètres: psychologiques, scientifiques, temporels et sociétaux dans de nouvelles formes de réflexion et d’action ouvertes. Cette mutation du politique est incontournable. Ceux qui la portent aujourd’hui, dans le champ politique ou en dehors, notamment dans le champ associatif, auront une possibilité de construire des zones résilientes moins impactées par l’effondrement, où la vie pourra prendre toute sa valeur et toute sa puissance renouvelée. Une seule chose est certaine: il n’y a pas une seconde à perdre.

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